Trois jours avant le dimanche de l’Ascension se déroulait le rituel des rogations. Il était alors d’usage de confectionner de petites croix de bois à l’aide de branchages et de les planter, droites telle la flamme d’une prière, en cette partie du champ qui fait lisière. Mystère des germinations, aspiration des hommes à de bonnes récoltes levant l’angoisse des famines, ces « crises de soudure » toujours menaçantes avant l’envol étourdissant des engrais et rendements d’une agriculture technologisée.

Ces rogations s’échelonnaient au cours de trois journées. La tradition énonce que le beau temps régnant sur le premier jour ferait belle fenaison. Le second jour d’un temps clément augurait une excellente moisson. Et une troisième belle journée promettait bonne vendange et fructueuses semailles.

Les Celtes anciens qui fondèrent le village prièrent les divinités de la nature. Lorsque Christ Soleil de Justice vint régner en nos contrées, les chrétiens prièrent Dieu de protéger les récoltes, d’accorder au labeur des hommes des saisons propices pour que leur ventre n’eut point à crier famine. Le christianisme structura le temps par le calendrier des fêtes religieuses, mailla l’espace par le déplacement des pèlerinages strictement encadrés par l’Eglise. Les rogations en sont une forme, une survivance ancienne, pèlerinage sur l’ensemble du « finage » de la commune.

Il y avait donc déambulation et prière sous la conduite du prêtre qui bénissait les terres. En ces temps de ruralité très religieuse du village, au siècle dernier, vécut un homme dont le prénom signifiait « heureux ». Germinations et belle saison sont source de liesse et il y était sensible tout comme nombre de ces paysans, bonnes gens de « pays », de terre et de terroir, dont les quelques 250 ou 300 générations composèrent le finage de Bragny. Le village d’à côté l’avait bien compris, et il y avait fête au bourg de Bresse. Félix s’y rendit. Les germinations pétillèrent et dansèrent, ivresse d’une joie simple et forte à l’image de nos campagnes bien vertes.

Il y eut la fête du jour, puis celle de la nuit. Le petit matin blémit, le soleil grimpa aux arbres de Bragny. La procession des rogations prit le chemin des terres. Félix, en traversant la forêt, avait pris soin de gaiement saluer elfes, farfadets et lutins malins, les bonnes fées de la mare Bottier, les trois filles de l’étang des Reppes, celle du Roivre au pied de sa croix. La route est longue et ces mondanités lui prirent du temps. Lorsqu’il parvint à la sommière de la Ligne Verte, juste avant le virage des Terres Rousses, des bribes de chant chatouillèrent ses oreilles. La fête, la magie de Bragny, le charme de ces dames d’autrefois dont la vie envolée demeurait en ces bois, ces mélopées portées au cimier des chênes couronnés… serait-il en paradis ? Des brumes montaient des halliers. Toujours chantaient des voix, des incantations et des pas… Le virage ouvrit le paysage et les terres de la vie de Bresse que longeait la procession, prêtre en tête, enfant de chœur et goupillon.

Félix comprit. Le temps avait passé plus vite que permis. La procession approchait lentement. Lorsqu’elle parvint à sa hauteur, l’homme qui aimait tant la fête, discrètement, se joignit aux pèlerins chapalats pour les traditionnelles oraisons et dévotions des rogations.